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6 février 2013

Daniel Tammet, le conteur des nombres

Daniel Tammet, le 11 janvier 2013.
Daniel Tammet, 11/01/2013 - Ed Alcock / M.Y.O.P

 Comment compterait-on si l'on avait non pas dix doigts mais onze, comme Anne Boleyn, la deuxième femme d'Henri VIII d'Angleterre, selon la légende ? Pourquoi Platon proposait-il de limiter sa cité idéale à exactement 5 040 foyers ? Élaborer un modèle prédictif du comportement de sa mère peut-il permettre de mieux la comprendre ? Voilà le genre de questions rafraîchissantes que pose l'écrivain britannique Daniel Tammet dans son dernier livre, L’Éternité dans une heure : La poésie des nombres*, qui paraissait cette semaine (traduction française aux éditions Les Arènes, 300 p., 19,80 euros). En 25 courts chapitres, ce bel objet met les mathématiques au cœur de l'histoire, de la littérature, du quotidien. De la vie, en somme.

"Je ne voulais pas être dans la non-fiction telle qu'on l'imagine, avec seulement des faits statistiques, des explications, explique Daniel Tammet dans un français impeccable teinté d'un léger accent. Les histoires sont vraies, mais je les ai écrites presque comme des nouvelles, avec de la poésie, des couleurs, des textures, des émotions." Dans un bureau de sa maison d'édition, en plein Saint-Germain-des-Prés, le jeune homme à l'allure d'étudiant se raconte sans compter son temps, en buvant thé sur thé. Un rituel tout britannique que ses cinq dernières années de vie passées en France n'ont pas écorné.
De ce garçon singulier, élu l'"un des 100 génies vivants" par un panel d'experts en 2007, beaucoup a déjà été dit. Y compris par lui-même et plutôt joliment dans ses deux précédents ouvrages - Je suis né un jour bleu (Editions 84, 2009), son autobiographie, et Embrasser le ciel immense (J'ai lu, 2011), vendus à un million d'exemplaires et traduits en 24 langues.
Aîné d'une famille nombreuse et modeste, Daniel Tammet est né le 31 janvier 1979 à Londres. Il est autiste de haut niveau - atteint d'un syndrome d'Asperger, dont le diagnostic a été porté alors qu'il avait 25 ans -, mais aussi synesthète, une forme de chevauchement des sens qui lui permet de visualiser de façon singulière les mots et tous les nombres jusqu'à 10 000, chacun se caractérisant par sa forme, sa couleur, son caractère. Le 4, nombre favori et en quelque sorte avatar de Daniel Tammet, lui apparaît timide et calme, le 37, grumeleux comme du porridge...
LITTÉRATURE MATHÉMATIQUE
Ses capacités de calcul et de mémorisation sont hors du commun. Il parle une douzaine de langues dont l'islandais, appris en moins d'une semaine lors d'une expérience diffusée dans un documentaire. En 2004, il a battu le record d'Europe de récitation des décimales du nombre pi : 22 514 énumérées sans faute en cinq heures et neuf minutes, après trois mois d'entraînement.
Dans ses écrits comme dans sa conversation, les mathématiques sont omniprésentes, mais elles semblent étonnamment concrètes, humaines presque. "Enfant, les nombres m'ont rassuré, c'était une amitié, confirme-t-il d'une voix douce, avec des mains qui virevoltent. Aujourd'hui, ils me passionnent et me stimulent, mais j'ai un regard d'écrivain, un peu plus détaché." Le génie britannique ne se voit d'ailleurs pas comme mathématicien, d'autant qu'il ne maîtrise pas l'algèbre. "Je suis davantage dans la littérature mathématique que dans les maths, plus Perec que Poincaré", résume-t-il.
Sa fascination de longue date pour le nombre pi reste intacte. Mais avec bientôt dix ans de recul sur sa performance des 22 514 décimales récitées en public, dans une salle du Musée de l'histoire des sciences d'Oxford, celui qui fut surnommé l'"homme-ordinateur" se dit plus impressionné par les émotions des spectateurs que par le défi technique qu'il a relevé.
Que seules les premières décimales de pi soient enseignées dans les écoles, sans amener les élèves à réfléchir sur les rythmes et les motifs de ce nombre admirable, lui paraît presque incongru. Illogique en tout cas, "comme si l'on apprenait seulement trois ou quatre mots de Molière", sourit-il. Participer à une réflexion sur l'enseignement des mathématiques pour les rendre plus vivantes et plus ludiques l'amuserait. Tout comme la proposition, si elle se présentait, de monter sur scène pour déclamer quelques centaines de décimales de pi, en une sorte de poème numérique. "Je ne vois pas pourquoi les nombres n'auraient pas autant de place dans un théâtre que dans un bureau de comptable ou un lycée", justifie-t-il.
Pour l'heure, il glisse de plus en plus vers la fiction, avec l'écriture d'un roman et la publication de ses propres poèmes. Et il traduit en français ceux du poète australien Les Murray, également atteint d'un syndrome d'Asperger. Pas de recherche communautaire pour autant chez Daniel Tammet. A la différence d'un Josef Schovanec, autiste de haut niveau devenu ambassadeur des autistes, il ne se sent ni la capacité ni l'envie d'être un porte-parole. Mal à l'aise et frustré, dit-il, par des débats (autour de la psychanalyse par exemple) où la complexité et les nuances sont esquivées au profit des émotions. Peut-être aussi ne veut-il plus être vu seulement comme un autiste, si savant soit-il, lui qui a mis tant d'années à sortir de son enfermement intérieur. Longtemps, il a prêté son cerveau à la science, ce qui lui a, au passage, permis de mieux se connaître ; il préfère désormais passer le relais...
Tammet l'écrivain pense bientôt demander la nationalité française, envisage un mariage avec son compagnon français. Protestant, il comprend les réticences des catholiques face au mariage homosexuel. "Mais l'important, estime-t-il, est que chacun trouve sa place dans l'égalité des droits et des responsabilités". A la question : "Modéliser le comportement de sa mère permet-il de la comprendre ?", qu'il a explorée dans l'enfance, il a finalement répondu "non". Mais c'est ainsi qu'il a réalisé combien il tenait à elle. "Pourquoi y aurais-je mis autant d'efforts et de temps si ce n'est parce que je l'aimais ?"

3 commentaires:

  1. J'ai lu son autobiographie "Je suis né un jour bleu" et j'avais trouvé sa vision des nombres tout à fait fascinante. Un tel regard, poétique et fraternel, sur les mathématiques est peu courant et mériterait d'être davantage partagé !

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  2. Moi aussi j'avais beaucoup aimé "Je suis né un jour bleu" ; il me semble en avoir parlé sur ce blog mais je ne sais plus dans quel article.

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  3. En effet, trouvé ! http://algorythmes.blogspot.fr/2010/03/daniel-tammet-je-suis-ne-un-jour-bleu.html

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